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Hôpital Socha, service des soins intensifs
Jeudi, 12 h 09
Les appareils injectaient et puisaient. Courbes, calculs, chiffres. Bips. Ils accomplissaient leur tâche avec efficacité, sans passion : garder en vie la femme qu’il aimait.
Parfois, Dark aurait préféré être une machine. Quand on y pensait, c’était simple : la journée consistait à exécuter des fonctions de base sans s’encombrer d’émotions inutiles. Faire son travail ; nourrir et actionner son mécanisme jusqu’au moment où il s’arrêterait. Mais peu importait, puisque d’autres machines étaient créées chaque jour. La machine que l’on était n’était pas essentielle, d’un point de vue général.
Puis il pensait à Sibby : il n’était capable de se laisser aller et d’être à nouveau lui-même qu’avec elle. Et comme c’était agréable ! Auprès d’elle la vie ne se bornait pas à une série de fonctions de base exécutées par les rouages anonymes d’une machinerie trop vaste pour qu’on l’embrasse dans sa totalité. Sans elle… Eh bien, sans elle, Dark serait de nouveau réduit à guère plus qu’une machine, il en était persuadé.
Le chirurgien en chef, un grand gaillard aux mains étonnamment fines, interrompit le cours de ses pensées en frappant à la porte.
— Monsieur Dark ?
— Oui.
Dark baissa les yeux et se rendit compte qu’il serrait les doigts de Sibby. Il ne pouvait guère se raccrocher à grand-chose de plus : les aiguilles des perfusions recouvraient le dos des deux mains de Sibby.
Une heure plus tôt, dans la salle d’attente, ce même chirurgien lui avait annoncé que l’opération avait été un « succès ». Il avait trouvé le mot incongru en pareille situation. L’homme lui avait expliqué que l’hémorragie interne avait été endiguée et que le bébé se portait bien – pour le moment. Mais ils devaient surveiller un autre problème : une intoxication qui se répandait dans le sang. Ils en sauraient davantage après quelques examens. Pour l’heure, lui avait-on dit, il fallait attendre et prier.
Comme les prêtres dans l’église ? Étaient-ils morts parce que Dark avait décidé d’entrer dans ce sanctuaire pour jouir de quelques instants de paix ?
Sqweegel l’avait-il guetté à l’intérieur, tout comme à Rome, attendant que Dark s’en aille ? Ou bien était-il tapi quelque part pour déclencher le feu à distance et biffer dans sa petite comptine malsaine un vers de plus ?
Six, un jour, grilleront.
— Nous venons de recevoir les résultats des analyses, dit le médecin. Le foie est touché.
— Comment ?
— Nous pensons qu’il a été endommagé dans l’accident.
Dark baissa les yeux vers Sibby, paupières closes, entourée de tubes et d’appareils.
— D’ordinaire, continua le chirurgien, nous préférons extraire le bébé au plus vite, il est suffisamment proche du terme et aurait d’excellentes chances de survie. Mais une césarienne est hors de question pour le moment. Quand le foie est en mauvais état, l’organisme ne peut pas supporter une opération. Le risque d’hémorragie est extrêmement élevé pour Sibby.
— Quelles sont les possibilités ? demanda Dark.
— Ce n’est pas très positif, malheureusement. Le temps presse. Nous pourrions procéder à une césarienne suivie d’une greffe du foie, si nous parvenons à trouver un donneur à temps. Mais je tiens à souligner que c’est une procédure très compliquée et à laquelle on ne recourt pas très souvent.
— Et quand on y recourt ?
— C’est rarement un succès.
Dark contempla le visage inconscient de Sibby. Il savait ce qu’elle aurait dit : « Sauvez le bébé, oubliez-moi. » Seul le bébé comptait.
Mais il était hors de question qu’il cède. Surtout si elle avait une chance de s’en sortir. Bien sûr, le chirurgien n’avait même pas envisagé qu’elle y parvienne seule : il ne connaissait pas Sibby et ignorait que c’était une battante.
— Dois-je la placer sur la liste des demandeurs d’organes d’urgence ? demanda le médecin. Si nous envisageons l’opération, je dois l’inscrire immédiatement.
— Quel délai avons-nous ?
— Une fenêtre d’environ soixante-douze heures. Sauf si elle accouche avant.
— Mettez-la sur la liste, dit Dark.
Le chirurgien acquiesça et sortit de la chambre.
Que voulait Sibby ? Il reprit ses doigts dans sa main et les caressa délicatement. Elle avait la peau douce et terriblement froide.
— Hé, fit-il à mi-voix. C’est moi. Je n’ai que quelques minutes, alors… Je voulais te remercier. Merci d’avoir fait de moi l’homme le plus heureux du monde. Rien de tout cela n’est ta faute. Nous nous sommes construit une merveilleuse existence ensemble. Nous allons avoir un bébé extraordinaire. Nous allons surmonter ça. Et je vais faire tout mon possible pour te récompenser de tous tes efforts. Je t’aime. Je serais capable de mourir pour toi, et je le sais, parce que tu es ma raison de vivre.
Sibby l’entendait. C’était frustrant, parce qu’elle ne pouvait pas bouger. Elle ne savait pas exactement où elle était. Elle n’arrivait même pas à bouger le bras.
Je n’ai que quelques minutes, alors…
Elle l’entendait chercher ses mots et imaginait son visage. Les lèvres qui bougeaient. Les yeux qui se détournaient. La peur de dire ce qu’il ne fallait pas. Il prenait toujours des tas de précautions avec elle et elle n’avait jamais compris pourquoi. Elle eut envie de crier : « Steve, tu dis toujours ce qu’il faut. Continue de me parler. » Mais ce n’était pas tout ce qu’elle voulait lui dire.
Aide-moi à me réveiller.
J’ai tellement besoin de te parler des textos de Jésus et de tout ce que je voulais t’épargner… Je n’aurais pas dû te le cacher.
Tu dois sûrement t’inquiéter, te demander ce qui s’est passé sur l’autoroute, et ça me tue. Parce que je sais de quoi il s’agit. Quelqu’un en a après moi et je me suis entêtée à te le cacher. Et maintenant il m’a eue, et notre enfant aussi…